Jacques Coeur par Roland Narboux - site officiel sur Jacques Coeur

RETOUR 
 JACQUES COEUR DE BOURGES
 
Site des Amis de Jacques Coeur
 
JEANNE D'ARC par Robert Badinter
 

 

SOMMAIRE :
 
Actualité 2014
 
Actualités 2013
Actualités 2008
Actualité 2009
Agnès Sorel
Agnès Sorel, assassinée ?
Albums photos Picassa
Alchimie et Jacques Coeur
Amis de Jacques Coeur
Association Amis de J Coeur
Archives historiques
 
Bourges sous Jacques Coeur
Bibliographie
Biens immobiliers
Boisy
 
Charles VII (Tout sur)
Château (Le) de Boisy
Chios (L'île de)
Chronologie du XV ième siècle
Conférence sur Jacques Coeur
Courrier reçu
Climat (le) en France sous J C.
 
Dauvet (procureur)
 
Enfants de Jacques Coeur
Enigme dévoilée
Essentiel (l') sur Jacques Coeur
 
Gimart, facteur de JC
 
Héritage du patrimoine de JC
Histoire du Palais J. Coeur
Ile de Chios
 
Jacques Coeur dans l'actualité
Jeanne d'Arc et Jacques Coeur
Jean de Village
 
Lyon et Jacques Coeur
Livres sur Jacques Coeur
 
Macée de Léodepart
Montpellier
Mort (la) de Jacques Coeur
 
Navires et la mer sous J Coeur
Nouveau sur Jacques Coeur
 
Palais Jacques Coeur
Palais JCoeur (généralités)
Pathographie 2009
Pathographie 2007
 
Personnage de Jacques Coeur
Plan du site
Poemes sur Jacques Coeur
Portraits de Jacques Coeur
Programme 2008
Programme 2009
 
Questions sur Jacques Coeur
 
Route Jacques Coeur
 
Sources d'information
Statistiques du site
Vie de Jacques Coeur
Visite du Palais Jacques Coeur
Village (Jean de )
Voyage (le dernier) de J C
 
ET ENCORE :
 
les restes humains ?
Du nouveau sur Jacques Coeur
Agnès Sorel avec LE MONDE / LIBERATION
 
 
A LIRE : BOURGES MYSTERIEUX
 
NOUVEAUTES DU SITE
 
 
ARCHIVES DU SITE
 

Le texte complet de la conférence sur Jacques Coeur par le professeur Robert GUILLOT



 

 

Jeanne d'Arc

Texte paru dans "le Nouvel Observateur" du 13 juin 1996
C'était le 2 juin à Rouen. Cinq cent soixante-cinq ans après. Pour célébrer l'anniversaire de la mort de l'héroïne de nos livres d'histoire, le maire de la ville avait sollicité Robert Badinter, et il accepta.


Au moment où l'extrême-droite s'acharne plus que jamais à détourner à son profit la mémoire de Jeanne d'Arc, il lui est en effet apparu "significatif que s'élève pour honorer la mémoire de la sainte qui fit sacrer un roi la voix d'un républicain, laïc et juif". Voici son discours
Lorsque vous m'avez demandé, monsieur le Maire, de rappeler le souvenir de Jeanne d'Arc, brûlée ici même il y a cinq cent soixante-cinq ans, je n'ai pas hésité à accepter. Parce que j'ai toujours éprouvé pour Jeanne d'Arc un sentiment d'admiration, et comme de la tendresse. Parce qu'il me paraissait significatif que s'élève pour honorer la mémoire de la sainte qui fit sacrer un roi la voix d'un républicain, laïc et juif.


Parce que aussi, comme beaucoup d'autres, j'ai toujours ressenti une sorte de malaise, parfois d'indignation, à voir comment les forces politiques de la droite extrême avaient entrepris de détourner au profit de leur idéologie la mémoire d'une jeune fille, issue des profondeurs du peuple, qui a sacrifié sa vie à la cause de la libération de la France occupée par l'étranger. D'autres l'ont rappelé avant moi, et tout récemment encore le président Chirac, comme en son temps le président Mitterrand. En vérité, ce qui m'a conduit ici, comme un devoir auquel on ne saurait se dérober, c'est la commémoration d'un moment essentiel de ce destin sans pareil.


Il y a en effet trois personnages dans cette vie si brève.


D'abord, Jehanne, la pastourelle de Lorraine dont la foi était si ferme qu'elle préféra obéir aux voix des saints qu'au commandement paternel de demeurer à Domrémy, pour y être bonne fille, bonne épouse et bonne mère, et suivre le simple chemin que Dieu lui avait apparemment tracé ici-bas.
Puis la Pucelle d'Orléans, ainsi que les contemporains la dénommaient, la jeune fille qui, de Vaucouleurs à Chinon et d'Orléans à Reims, renversa le cours prévisible des choses, fit d'un dauphin incertain un roi couronné, et rendit à la France, accablée par les malheurs du temps et la médiocrité des hommes, la foi en elle-même.
Reste le troisième personnage, Jeanne la captive, l'accusée, la suppliciée. Pour celui qui aime la justice, le destin de Jeanne d'Arc demeure entre tous chargé d'un sens tragique. Car celle que nous commémorons aujourd'hui à Rouen, où elle vécut sa passion, fut bien la martyre de la pire injustice qui soit: celle des hommes qui condamnent à mort l'innocence en se réclamant de Dieu, pour mieux servir un dessein politique.
Car il ne faut jamais oublier que le procès de Jeanne d'Arc, instruit par l'Eglise, demeura de bout en bout une entreprise politique. Que la Pucelle d'Orléans, à laquelle Charles VII devait d'être sacré, fut convaincue de sorcellerie ou d'hérésie, et la cérémonie devenue sacrilège pouvait être contre lui retournée. Pour la juger, encore fallait-il en disposer. Contre 10000 livres, somme énorme, Jeanne fut livrée aux Anglais par les Bourguignons. L'histoire relève que le roi Charles VII n'a pas proposé de meilleure offre pour acheter la vie et la liberté de celle à laquelle il devait sa couronne.
Pour conduire un tel procès, une telle besogne, il fallait un homme habile. Le cardinal de Westminster, oncle du jeune roi Henri VI d'Angleterre, choisit un collaborateur dévoué: Cauchon, évêque de Beauvais. Il fallait aussi un lieu sûr. Rouen offrait toutes les garanties: un cour épiscopale, des juges dociles, une puissante garnison anglaise.
Ce qui advint au cours du procès, les verbatim, les notes d'audience, conservées à la bibliothèque de l'Assemblée nationale, nous le disent. Ces parchemins, dans la froideur de la langue juridique, révèlent les ruses et les félonies de juges indignes.
Tout l'enjeu du procès était d'arracher à Jeanne l'aveu que les voix saintes qu'elle invoquait n'étaient que mensonges de sa part ou expression du démon. Pour arracher le reniement, on entreprit d'humilier cette âme fière, et d'affaiblir physiquement l'accusée: Jeanne fut détenue, enchaînée dans la tour du château, "dans une chambre à mi-étage où l'on montait par huit marches, déclare Me Jean Massien, curé de l'église paroissiale, qui venait quérir Jeanne pour la mener de la prison au tribunal. Il y avait une grosse pièce de bois dans laquelle était fixée une chaîne de fer servant à attacher Jeanneplacée dans des entraves, et qu'on fermait à l'aide d'une serrure fixée sur la pièce de bois. Il y avait aussi là, pour la garder, cinq Anglais de la plus misérable condition, des "housepaillers" qui désiraient beaucoup sa mort et la tournaient très souvent en dérision".
C'était dans la compagnie constante de ces brutes que demeurait Jeanne, jusque dans son intimité la plus privée. Certains juges songèrent à la torture. On la conduisit au bourreau, on lui montra les instruments du supplice. Mais le reniement arraché aurait été sans portée politique. C'était l'esprit et le caractère qu'il fallait briser, non les membres.
Tout l'appareil à détruire la volonté et la conviction fut mis en oeuvre contre Jeanne. On savait que sa force d'âme se nourrissait de sa foi, robuste et naïve. Jeanne était pieuse, intensément. Dès l'enfance, on la disait "béguine", c'est-à-dire dévote. Elle vénérait la Vierge Marie, sainte Catherine, sainte Marguerite. Alors, pour lui ôter tout secours spirituel, pour elle si précieux, on la priva de messe, et on lui refusa la communion. Ces prêtres juges savaient qu'ils l'atteignaient ainsi plus cruellement qu'avec les pinces et les brodequins du bourreau. Il fallait qu'elle se sente rejetée par sa mère l'Eglise.


Et comme la solitude et la privation de secours spirituel ne suffisaient pas à briser Jeanne, on utilisa les artifices de la basse police. A défaut d'un codétenu mouchard, un prêtre, messire Nicolas Loyseleur, joua ce rôle infâme. Il venait visiter Jeanne, se proclamait son ami, se prétendait partisan du roi de France. Dans sa cellule, il pressait Jeanne de questions, sollicitait ses confidences. Tandis que, cachés dans la pièce attenante, l'oreille collée à une ouverture dérobée entre les pierres du cachot, juges et notaires ecclésiastiques guettaient le propos de Jeanne, la révélation du secret qui la perdrait. Ainsi, cinq siècles plus tard, procéderaient encore les régimes totalitaires et les inquisiteurs staliniens.
Si on lui dépêchait ainsi de faux amis, on lui refusait l'assistance d'un véritable défenseur. Il lui fallait comparaître seule devant ses juges siégeant sous le crucifix. Seule et enchaînée, affaiblie et sale, dans ses vêtements d'homme qui constituaient sa pauvre défense contre la permanente menace de viol qui pesait sur elle dans son cachot. Les interrogatoires duraient des heures. Seule, il lui fallait trouver réponse aux pièges qu'on lui tendait. Si l'on veut bien considérer qu'elle n'avait jamais connu l'école, voilà qui confinait au miracle judiciaire.

Vingt-cinq années plus tard, un juge présent au procès se souvenait de son admirable réponse à la perfide question:
Jeanne, vous considérez-vous en état de grâce?
- Si j'y suis, que Dieu m'y garde, si point n'y suis-je, qu'il daigne m'y placer.
Dieu, à cet instant-là, était présent aux côtés de Jeanne sur la sellette des accusés. Face à elle, en demi-cercle, siégeait un aréopage de juges. Parfois vingt, souvent quarante, parfois plus encore. Terrible face-à-face que celui de la jeune fille ignorante en tenue de page, cheveux courts, et de ces prêtres en robes fourrées qui invoquaient sans cesse l'autorité de l'Eglise. Dès sa capture, l'Université de Paris, ce haut lieu du savoir et de la théologie, avait demandé qu'on lui livrât Jeanne pour la juger.
Six de ses plus brillants docteurs siégeaient dans le tribunal à Rouen. Et lorsque le moment fut venu d'asseoir la condamnation pour hérésie sur une autorité indiscutable, ce fut à l'Université de Paris que Cauchon s'adressa. En douze articles fut dressée la liste des péchés et sacrilèges commis par Jeanne, dont le premier - capital - était d'avoir osé revêtir l'habit des hommes, "provocation en abomination devant Dieu".


La réponse de l'Université, toutes sections consultées, fut ce qu'on pouvait en attendre. Jeanne devait être déclarée "schismatique et apostate". Si elle ne voulait pas abjurer publiquement son erreur, "elle devait être abandonnée à la discrétion du juge séculier". L'abjuration ou le bûcher, proclamaient les docteurs. L'Eglise voulait l'abjuration. Les Anglais le bûcher. On eut successivement l'une et l'autre.
Du martyre judiciaire de Jeanne d'Arc le moment de l'abjuration est le plus poignant, comme celui de l'exécution le plus atroce. Certains peuvent s'étonner que cette âme si pure, ce caractère si trempé, aient pu consentir, serait-ce un instant, à abjurer. Mais l'étonnant, c'est que Jeanne ait si longtemps résisté à la tentation, non du reniement, mais du renoncement, de l'apaisement qui naît de l'abandon à ceux que tout désigne comme détenteurs de la vérité.
La solitude de Jeanne en ce mois de mai 1431 était totale. Aucun signe n'était jamais venu de ce roi de France qu'elle avait fait sacrer et qui l'avait abandonnée. Aucune tentative de ces hardis capitaines aux côtés desquels elle avait guerroyé. Pas de confesseur. Pas de guide spirituel, pas d'ami, pas de défenseur, nulles voix pour la soutenir autres qu'intérieures. Encore les promesses de délivrance qu'elles lui murmuraient s'avéraient tous les jours illusoires. Et surtout, face à elle, pieuse et ignorante, tous ces dignitaires et docteurs en théologie, commis par l'Eglise elle-même pour la juger en son nom, et rejeter hors du troupeau la brebis sacrilège.
Comment l'épuisement, l'angoisse n'auraient-elle pas fait naître en Jeanne la tentation de la capitulation à laquelle on la poussait de toute part. Des âmes moins bien trempées auraient cédé bien avant cette jeune fille de 20 ans. De son agonie spirituelle, pour prendre la mesure, il faut se souvenir que Jeanne était pieuse et soumise à l'Eglise. Et que c'était l'Eglise en la personne de ses juges qui la sommait d'abjurer sa démarche hérétique. Il y a dans l'être le plus ferme des heures d'incertitude où le doute se glisse, des moments où la tentation de la soumission à l'ordre établi se fait irrésistible. L'inquisiteur, le commissaire politique le savent, qui préparent et guettent cet instant où l'âme la plus résolue s'affaisse et où la main se laisse guider pour signer la confession déjà rédigée.
Le moment était venu pour Cauchon d'en finir avec Jeanne. Les Anglais s'impatientaient et trouvaient que les choses traînaient en longueur. L'Universite de Paris s'étonnait du retard. La proie paraissait prête. Pour le moment décisif, le jeudi 24 mai 1431, on choisit le lieu le plus propice, le cimetière de Saint-Ouen. On y conduisit Jeanne. Tous l'attendaient, les juges sur l'estrade, la foule en retrait, des soldats anglais en nombre et, à l'écart, avec sa charrette, le bourreau. L'heure était venue: il fallait abjurer ou mourir.
Le prédicateur, Me Guillaume Erard, la somma une dernière fois de se soumettre à l'Eglise. Jeanne protesta de son obéissance parfaite en s'en rapportant à Dieu et au Saint-Père le Pape. Cauchon lui rappela que les évêques le représentaient dans leurs diocèses. Et comme Jeanne se taisait, Cauchon entreprit de lire la sentence de condamnation. Tandis qu'il glissait au long des phrases en latin, Loyseleur, qui s'était placé près de Jeanne sur la petite estrade, lui parlait sans cesse à l'oreille. Sans doute évoquait-il la mort sans communion, sans absolution, le rejet par l'Eglise, le bûcher et la damnation éternelle. Soudain, avant le terme de la longue sentence, on entendit Jeanne hurler: "Arrêtez, j'abjure, j'abjure."
Comme tout devenait simple d'un seul coup. Pour Cauchon qui tenait sa victoire. Pour les juges, dont l'âme était soulagée. Pour Jeanne aussi. Il lui suffisait de répéter les paroles de l'acte d'abjuration que l'on tenait tout prêt. Elle prononça les mots qu'attendaient Cauchon et ses acolytes depuis le début:
Je jure et promets devant Dieu à Mgr Pierre, prince des apôtres, notre Saint-Père le Pape, Mgr l'évêque de Beauvais et frère Jean Lemaître (le représentant de l'inquisition) que jamais, moi, Jeanne, ne retournerai à mes erreurs.


Tandis qu'elle disait ces paroles qui la liaient plus sûrement que ses chaînes, des témoins virent un sourire s'inscrire sur son visage. A quoi Jeanne souriait-elle? A la vie retrouvée, à l'espoir revenu d'une délivrance toujours attendue? L'acte lui fut présenté. Elle le signa d'une croix. Et la sentence tomba:
La prison perpétuelle, au pain de douleur et à l'eau de tristesse.
Des cris et des pierres jaillirent de la foule. Elle attendait le supplice annoncé, un beau bûcher pour la Pucelle. Elle était frustrée. Alors on ramena Jeanne dans sa prison. On lui rasa les cheveux. Elle quitta son vêtement d'homme et revêtit une robe informe en grosse toile. La nuit tomba. La première des nuits où Jeanne demeurerait captive des ténèbres et de son reniement, seule face à Dieu, son juge et sauveur.
L'abjuration faisait l'affaire de l'Eglise. Pas celle des Anglais. Ils n'avaient pas payé la Pucelle 10.000 livres pour la savoir emprisonnée dans une prison religieuse. Pourquoi pas un couvent? Il fallait qu'elle meure. Et le plus vite possible. Et le plus publiquement possible pour qu'on ne parle jamais d'évasion ou de substitution. Qu'on la brûle, Jeanne la sorcière.
Tout alla très vite. On avait promis à Jeanne de lui enlever ses fers. On les lui conserva. De la mener à une prison ecclésiastique, on la maintint dans son cachot. De lui donner comme compagnie des femmes, les brutes demeurèrent ses gardiens. On lui avait promis qu'elle pourrait aller à la messe et communier. L'interdiction fut maintenue, même le dimanche qui suivit l'abjuration. Le soir même, on enleva à Jeanne ses pauvres hardes de femme. Et on remit à leur place ses vêtements d'homme.
A son réveil, elle protesta, réclama une robe. Les brutes ricanèrent. Il lui fallut bien se vêtir à nouveau en garçon. On prévint Cauchon qui accourut, avec ses assesseurs, pour constater le parjure. Jeanne déclara qu'elle reprendrait ses vêtements de femme si on les lui rendait. Mais elle dit aussi qu'on s'était joué d'elle, qu'on lui avait refusé la messe et la sainte communion. Dieu l'avait éclairée. Non, ses chères voix n'étaient pas démoniaques, c'était bien celles des saints. Elle n'avait abjuré que par peur d'être brûlée. Elle rétractait tout. Qu'on fasse d'elle ce qu'on voulait.
En vérité, cette grande âme droite qui ne pouvait mentir avait choisi la mort plutôt que le reniement. Peut-être aussi, à ce coeur de 20 ans, la perspective de pourrir dans les ténèbres du cachot était apparue plus insupportable encore que la mort. Elle le dit à ses juges:
J'aime mieux faire pénitence en une seule fois, à savoir mourir plutôt que de soutenir peine plus longtemps en prison.
La cause était entendue, Jeanne était relapse. Il ne restait plus qu'à la livrer au bras séculier, au bourreau, au bûcher. Ce qui advint ensuite, beaucoup l'on vu qui l'on rapporté. Jeanne fut conduite sur cette place, à travers les rues encombrées, debout dans la charrette du bourreau. Jeanne, tondue comme les femmes perdues, en chemise longue, portait, enfoncée sur la tête, une mitre dérisoire où étaient inscrits: "Hérétique, idolâtre, apostate, relapse." L'évêque Cauchon lut la sentence:
Jeanne, incorrigible hérétique, tu es rechutée en erreur comme le chien retourne à son vomissement. Comme membre pourri, tu dois être rejetée de l'Eglise, retranchée de son corps et abandonnée au pouvoir séculier.
Le bailli de Rouen ne prononça pas une parole. Il fit un signe au bourreau. Elle était sienne à présent.
Alors Jeanne fit acte de contrition, demanda pardon au public des pauvres fautes qu'elle avait pu commettre. Elle demanda à chacun de prier pour elle, de la recommander à Dieu. Les larmes ruisselaient sur sa face, sur d'autres visages aussi. L'émotion gagnait, il fallait en finir. Le bourreau l'entraîna. Elle réclama une croix. Un soldat anglais, de deux brins de bois lui en confectionna une, qu'elle plaça sur son sein.
On avait surélevé le bûcher pour que chacun puisse le voir, et pour interdire au bourreau de l'étrangler à la faveur de la fumée. Il la hissa sur le bûcher, lui lia les bras en arrière. Une croix, voir la croix encore un instant. Frère Isambart, son confesseur, courut à la chapelle proche, y prit une croix de procession qu'il éleva devant elle. Le bourreau redescendit, mit le feu aux fagots. La fumée monta, puis les flammes. L'on entendit sa voix crier à plusieurs reprises "Jésus, Jésus", l'on vit sa tête retomber.
Tout était consommé. Mais, par une ultime ignominie, comme le relate un chroniqueur du temps, "quand sa robe fut toute brûlée, on tira le feu en arrière pour que le peuple ne doutât plus de sa mort. Il la vit toute nue, avec tous les secrets d'une femme, et quand cette vision eut assez duré, le bourreau remit le feu grand sous la pauvre charogne". Ce qui demeura du pauvre corps consumé, les valets du bourreau le mirent dans un sac. Et le tout fut jeté dans la Seine.
La passion judiciaire de Jeanne était accomplie. Au-delà du chagrin et de la pitié qui navrent le coeur, l'interrogation se lève. Martyre Jeanne? A coup sûr. Mais de quelle cause? Si Jeanne accepte de donner sa vie pour que la France soit libérée de l'occupation anglaise, comme Dieu le lui prescrit par la voix de ses saints, ce n'est point que Dieu préfère la France à l'Angleterre. Dieu, s'il existe, aime également tous les peuples. Quand on demande à Jeanne si Dieu aime les Anglais, elle répond: "Oui, mais chez eux, en Angleterre." Qu'une nation en opprime une autre, et par la force des armes lui impose sa domination, voilà qui s'appelle l'injustice. Et Dieu ne saurait souffrir l'injustice ni nous l'accepter. Nous voici bien loin des passions et des exaltations nationalistes. Le message de Jeanne d'Arc a valeur universelle.
Regardons-la encore un instant, cette vierge de 20 ans, liée au bûcher, devant ce public de voyeurs, tandis que monte la flamme. Ce visage déformé par les pleurs, la sueur et l'angoisse, cette voix brisée qui prononce le nom de son Sauveur, dont la Passion est devenue la sienne, nous les reconnaissons. Ce visage-là, tout au long des siècles, c'est celui de tous les êtres humains qui ont été torturés, condamnés, exécutés, parce qu'ils ne voulaient pas renier leur conviction, la cause sacrée qui était leur raison d'être.
Jeanne, à cet instant ultime, n'est pas différente de la petite marrane juive brûlée à Tolède, du protestant cévenol abattu par les dragons de Louis XIV, des carmélites montant à l'échafaud, du résistant torturé jusqu'à la mort par les miliciens, du dissident liquidé par les commissaires staliniens et, aujourd'hui encore, du moine tibétain dans sa prison chinoise. La liste de ces martyrs est sans fin, comme celle de l'histoire de l'humanité dont ils sont les héros.


C'est eux tous que nous saluons ici en commémorant le sacrifice de Jeanne. Parce qu'elle savait, elle la petite paysanne, face aux docteurs en théologie et aux mauvais juges, que le reniement est pour toute âme fière qui soutient une juste cause la mort morale. Et que celle-ci est plus cruelle encore que la mort physique, qui attend chacun de nous au terme de sa pauvre existence terrestre.


Robert Badinter