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Jeanne d'Arc
Texte paru dans "le
Nouvel Observateur" du 13 juin 1996
C'était le 2 juin à Rouen. Cinq cent soixante-cinq
ans après. Pour célébrer l'anniversaire
de la mort de l'héroïne de nos livres d'histoire,
le maire de la ville avait sollicité Robert Badinter,
et il accepta.
Au moment où l'extrême-droite s'acharne plus que
jamais à détourner à son profit la mémoire
de Jeanne d'Arc, il lui est en effet apparu "significatif
que s'élève pour honorer la mémoire de la
sainte qui fit sacrer un roi la voix d'un républicain,
laïc et juif". Voici son discours
Lorsque vous m'avez demandé, monsieur le Maire, de rappeler
le souvenir de Jeanne d'Arc, brûlée ici même
il y a cinq cent soixante-cinq ans, je n'ai pas hésité
à accepter. Parce que j'ai toujours éprouvé
pour Jeanne d'Arc un sentiment d'admiration, et comme de la tendresse.
Parce qu'il me paraissait significatif que s'élève
pour honorer la mémoire de la sainte qui fit sacrer un
roi la voix d'un républicain, laïc et juif.
Parce que aussi, comme beaucoup d'autres, j'ai toujours ressenti
une sorte de malaise, parfois d'indignation, à voir comment
les forces politiques de la droite extrême avaient entrepris
de détourner au profit de leur idéologie la mémoire
d'une jeune fille, issue des profondeurs du peuple, qui a sacrifié
sa vie à la cause de la libération de la France
occupée par l'étranger. D'autres l'ont rappelé
avant moi, et tout récemment encore le président
Chirac, comme en son temps le président Mitterrand. En
vérité, ce qui m'a conduit ici, comme un devoir
auquel on ne saurait se dérober, c'est la commémoration
d'un moment essentiel de ce destin sans pareil.
Il y a en effet trois personnages dans cette vie si brève.
D'abord, Jehanne,
la pastourelle de Lorraine dont la foi était si ferme
qu'elle préféra obéir aux voix des saints
qu'au commandement paternel de demeurer à Domrémy,
pour y être bonne fille, bonne épouse et bonne mère,
et suivre le simple chemin que Dieu lui avait apparemment tracé
ici-bas.
Puis la Pucelle d'Orléans, ainsi que les contemporains
la dénommaient, la jeune fille qui, de Vaucouleurs à
Chinon et d'Orléans à Reims, renversa le cours
prévisible des choses, fit d'un dauphin incertain un roi
couronné, et rendit à la France, accablée
par les malheurs du temps et la médiocrité des
hommes, la foi en elle-même.
Reste le troisième personnage, Jeanne la captive, l'accusée,
la suppliciée. Pour celui qui aime la justice, le destin
de Jeanne d'Arc demeure entre tous chargé d'un sens tragique.
Car celle que nous commémorons aujourd'hui à Rouen,
où elle vécut sa passion, fut bien la martyre de
la pire injustice qui soit: celle des hommes qui condamnent à
mort l'innocence en se réclamant de Dieu, pour mieux servir
un dessein politique.
Car il ne faut jamais oublier que le procès de Jeanne
d'Arc, instruit par l'Eglise, demeura de bout en bout une entreprise
politique. Que la Pucelle d'Orléans, à laquelle
Charles VII devait d'être sacré, fut convaincue
de sorcellerie ou d'hérésie, et la cérémonie
devenue sacrilège pouvait être contre lui retournée.
Pour la juger, encore fallait-il en disposer. Contre 10000 livres,
somme énorme, Jeanne fut livrée aux Anglais par
les Bourguignons. L'histoire relève que le roi Charles
VII n'a pas proposé de meilleure offre pour acheter la
vie et la liberté de celle à laquelle il devait
sa couronne.
Pour conduire un tel procès, une telle besogne, il fallait
un homme habile. Le cardinal de Westminster, oncle du jeune roi
Henri VI d'Angleterre, choisit un collaborateur dévoué:
Cauchon, évêque de Beauvais. Il fallait aussi un
lieu sûr. Rouen offrait toutes les garanties: un cour épiscopale,
des juges dociles, une puissante garnison anglaise.
Ce qui advint au cours du procès, les verbatim, les notes
d'audience, conservées à la bibliothèque
de l'Assemblée nationale, nous le disent. Ces parchemins,
dans la froideur de la langue juridique, révèlent
les ruses et les félonies de juges indignes.
Tout l'enjeu du procès était d'arracher à
Jeanne l'aveu que les voix saintes qu'elle invoquait n'étaient
que mensonges de sa part ou expression du démon. Pour
arracher le reniement, on entreprit d'humilier cette âme
fière, et d'affaiblir physiquement l'accusée:
Jeanne fut détenue, enchaînée dans la tour
du château, "dans une chambre à mi-étage
où l'on montait par huit marches, déclare Me Jean
Massien, curé de l'église paroissiale, qui venait
quérir Jeanne pour la mener de la prison au tribunal.
Il y avait une grosse pièce de bois dans laquelle était
fixée une chaîne de fer servant à attacher
Jeanneplacée dans des entraves, et qu'on fermait à
l'aide d'une serrure fixée sur la pièce de bois.
Il y avait aussi là, pour la garder, cinq Anglais de la
plus misérable condition, des "housepaillers"
qui désiraient beaucoup sa mort et la tournaient très
souvent en dérision".
C'était dans la compagnie constante de ces brutes que
demeurait Jeanne, jusque dans son intimité la plus privée.
Certains juges songèrent à la torture. On la conduisit
au bourreau, on lui montra les instruments du supplice. Mais
le reniement arraché aurait été sans portée
politique. C'était l'esprit et le caractère qu'il
fallait briser, non les membres.
Tout l'appareil à détruire la volonté et
la conviction fut mis en oeuvre contre Jeanne. On savait que
sa force d'âme se nourrissait de sa foi, robuste et naïve.
Jeanne était pieuse, intensément. Dès l'enfance,
on la disait "béguine", c'est-à-dire
dévote. Elle vénérait la Vierge Marie, sainte
Catherine, sainte Marguerite. Alors, pour lui ôter tout
secours spirituel, pour elle si précieux, on la priva
de messe, et on lui refusa la communion. Ces prêtres juges
savaient qu'ils l'atteignaient ainsi plus cruellement qu'avec
les pinces et les brodequins du bourreau. Il fallait qu'elle
se sente rejetée par sa mère l'Eglise.
Et comme la solitude et la privation de secours spirituel ne
suffisaient pas à briser Jeanne, on utilisa les artifices
de la basse police. A défaut d'un codétenu mouchard,
un prêtre, messire Nicolas Loyseleur, joua ce rôle
infâme. Il venait visiter Jeanne, se proclamait son ami,
se prétendait partisan du roi de France. Dans sa cellule,
il pressait Jeanne de questions, sollicitait ses confidences.
Tandis que, cachés dans la pièce attenante, l'oreille
collée à une ouverture dérobée entre
les pierres du cachot, juges et notaires ecclésiastiques
guettaient le propos de Jeanne, la révélation du
secret qui la perdrait. Ainsi, cinq siècles plus tard,
procéderaient encore les régimes totalitaires et
les inquisiteurs staliniens.
Si on lui dépêchait ainsi de faux amis, on lui refusait
l'assistance d'un véritable défenseur. Il lui fallait
comparaître seule devant ses juges siégeant sous
le crucifix. Seule et enchaînée, affaiblie et sale,
dans ses vêtements d'homme qui constituaient sa pauvre
défense contre la permanente menace de viol qui pesait
sur elle dans son cachot. Les interrogatoires duraient des heures.
Seule, il lui fallait trouver réponse aux pièges
qu'on lui tendait. Si l'on veut bien considérer qu'elle
n'avait jamais connu l'école, voilà qui confinait
au miracle judiciaire.
Vingt-cinq
années plus tard, un juge présent au procès
se souvenait de son admirable réponse à la perfide
question:
Jeanne, vous considérez-vous en état de grâce?
- Si j'y suis, que Dieu m'y garde, si point n'y suis-je, qu'il
daigne m'y placer.
Dieu, à cet instant-là, était présent
aux côtés de Jeanne sur la sellette des accusés.
Face à elle, en demi-cercle, siégeait un aréopage
de juges. Parfois vingt, souvent quarante, parfois plus encore.
Terrible face-à-face que celui de la jeune fille ignorante
en tenue de page, cheveux courts, et de ces prêtres en
robes fourrées qui invoquaient sans cesse l'autorité
de l'Eglise. Dès sa capture, l'Université de Paris,
ce haut lieu du savoir et de la théologie, avait demandé
qu'on lui livrât Jeanne pour la juger.
Six de ses plus brillants docteurs siégeaient dans le
tribunal à Rouen. Et lorsque le moment fut venu d'asseoir
la condamnation pour hérésie sur une autorité
indiscutable, ce fut à l'Université de Paris que
Cauchon s'adressa. En douze articles fut dressée la liste
des péchés et sacrilèges commis par Jeanne,
dont le premier - capital - était d'avoir osé revêtir
l'habit des hommes, "provocation en abomination devant Dieu".
La réponse de l'Université, toutes sections consultées,
fut ce qu'on pouvait en attendre. Jeanne devait être déclarée
"schismatique et apostate". Si elle ne voulait pas
abjurer publiquement son erreur, "elle devait être
abandonnée à la discrétion du juge séculier".
L'abjuration ou le bûcher, proclamaient les docteurs. L'Eglise
voulait l'abjuration. Les Anglais le bûcher. On eut successivement
l'une et l'autre.
Du martyre judiciaire de Jeanne d'Arc le moment de l'abjuration
est le plus poignant, comme celui de l'exécution le plus
atroce. Certains peuvent s'étonner que cette âme
si pure, ce caractère si trempé, aient pu consentir,
serait-ce un instant, à abjurer. Mais l'étonnant,
c'est que Jeanne ait si longtemps résisté à
la tentation, non du reniement, mais du renoncement, de l'apaisement
qui naît de l'abandon à ceux que tout désigne
comme détenteurs de la vérité.
La solitude de Jeanne en ce mois de mai 1431 était totale.
Aucun signe n'était jamais venu de ce roi de France qu'elle
avait fait sacrer et qui l'avait abandonnée. Aucune tentative
de ces hardis capitaines aux côtés desquels elle
avait guerroyé. Pas de confesseur. Pas de guide spirituel,
pas d'ami, pas de défenseur, nulles voix pour la soutenir
autres qu'intérieures. Encore les promesses de délivrance
qu'elles lui murmuraient s'avéraient tous les jours illusoires.
Et surtout, face à elle, pieuse et ignorante, tous ces
dignitaires et docteurs en théologie, commis par l'Eglise
elle-même pour la juger en son nom, et rejeter hors du
troupeau la brebis sacrilège.
Comment l'épuisement, l'angoisse n'auraient-elle pas fait
naître en Jeanne la tentation de la capitulation à
laquelle on la poussait de toute part. Des âmes moins bien
trempées auraient cédé bien avant cette
jeune fille de 20 ans. De son agonie spirituelle, pour prendre
la mesure, il faut se souvenir que Jeanne était pieuse
et soumise à l'Eglise. Et que c'était l'Eglise
en la personne de ses juges qui la sommait d'abjurer sa démarche
hérétique. Il y a dans l'être le plus ferme
des heures d'incertitude où le doute se glisse, des moments
où la tentation de la soumission à l'ordre établi
se fait irrésistible. L'inquisiteur, le commissaire politique
le savent, qui préparent et guettent cet instant où
l'âme la plus résolue s'affaisse et où la
main se laisse guider pour signer la confession déjà
rédigée.
Le moment était venu pour Cauchon d'en finir avec Jeanne.
Les Anglais s'impatientaient et trouvaient que les choses traînaient
en longueur. L'Universite de Paris s'étonnait du retard.
La proie paraissait prête. Pour le moment décisif,
le jeudi 24 mai 1431, on choisit le lieu le plus propice, le
cimetière de Saint-Ouen. On y conduisit Jeanne. Tous l'attendaient,
les juges sur l'estrade, la foule en retrait, des soldats anglais
en nombre et, à l'écart, avec sa charrette, le
bourreau. L'heure était venue: il fallait abjurer ou mourir.
Le prédicateur, Me Guillaume Erard, la somma une dernière
fois de se soumettre à l'Eglise. Jeanne protesta de son
obéissance parfaite en s'en rapportant à Dieu et
au Saint-Père le Pape. Cauchon lui rappela que les évêques
le représentaient dans leurs diocèses. Et comme
Jeanne se taisait, Cauchon entreprit de lire la sentence de condamnation.
Tandis qu'il glissait au long des phrases en latin, Loyseleur,
qui s'était placé près de Jeanne sur la
petite estrade, lui parlait sans cesse à l'oreille. Sans
doute évoquait-il la mort sans communion, sans absolution,
le rejet par l'Eglise, le bûcher et la damnation éternelle.
Soudain, avant le terme de la longue sentence, on entendit Jeanne
hurler: "Arrêtez, j'abjure, j'abjure."
Comme tout devenait simple d'un seul coup. Pour Cauchon qui tenait
sa victoire. Pour les juges, dont l'âme était soulagée.
Pour Jeanne aussi. Il lui suffisait de répéter
les paroles de l'acte d'abjuration que l'on tenait tout prêt.
Elle prononça les mots qu'attendaient Cauchon et ses acolytes
depuis le début:
Je jure et promets devant Dieu à Mgr Pierre, prince des
apôtres, notre Saint-Père le Pape, Mgr l'évêque
de Beauvais et frère Jean Lemaître (le représentant
de l'inquisition) que jamais, moi, Jeanne, ne retournerai à
mes erreurs.
Tandis qu'elle disait ces paroles qui la liaient plus sûrement
que ses chaînes, des témoins virent un sourire s'inscrire
sur son visage. A quoi Jeanne souriait-elle? A la vie retrouvée,
à l'espoir revenu d'une délivrance toujours attendue?
L'acte lui fut présenté. Elle le signa d'une croix.
Et la sentence tomba:
La prison perpétuelle, au pain de douleur et à
l'eau de tristesse.
Des cris et des pierres jaillirent de la foule. Elle attendait
le supplice annoncé, un beau bûcher pour la Pucelle.
Elle était frustrée. Alors on ramena Jeanne dans
sa prison. On lui rasa les cheveux. Elle quitta son vêtement
d'homme et revêtit une robe informe en grosse toile. La
nuit tomba. La première des nuits où Jeanne demeurerait
captive des ténèbres et de son reniement, seule
face à Dieu, son juge et sauveur.
L'abjuration faisait l'affaire de l'Eglise. Pas celle des Anglais.
Ils n'avaient pas payé la Pucelle 10.000 livres pour la
savoir emprisonnée dans une prison religieuse. Pourquoi
pas un couvent? Il fallait qu'elle meure. Et le plus vite possible.
Et le plus publiquement possible pour qu'on ne parle jamais d'évasion
ou de substitution. Qu'on la brûle, Jeanne la sorcière.
Tout alla très vite. On avait promis à Jeanne de
lui enlever ses fers. On les lui conserva. De la mener à
une prison ecclésiastique, on la maintint dans son cachot.
De lui donner comme compagnie des femmes, les brutes demeurèrent
ses gardiens. On lui avait promis qu'elle pourrait aller à
la messe et communier. L'interdiction fut maintenue, même
le dimanche qui suivit l'abjuration. Le soir même, on enleva
à Jeanne ses pauvres hardes de femme. Et on remit à
leur place ses vêtements d'homme.
A son réveil, elle protesta, réclama une robe.
Les brutes ricanèrent. Il lui fallut bien se vêtir
à nouveau en garçon. On prévint Cauchon
qui accourut, avec ses assesseurs, pour constater le parjure.
Jeanne déclara qu'elle reprendrait ses vêtements
de femme si on les lui rendait. Mais elle dit aussi qu'on s'était
joué d'elle, qu'on lui avait refusé la messe et
la sainte communion. Dieu l'avait éclairée. Non,
ses chères voix n'étaient pas démoniaques,
c'était bien celles des saints. Elle n'avait abjuré
que par peur d'être brûlée. Elle rétractait
tout. Qu'on fasse d'elle ce qu'on voulait.
En vérité, cette grande âme droite qui ne
pouvait mentir avait choisi la mort plutôt que le reniement.
Peut-être aussi, à ce coeur de 20 ans, la perspective
de pourrir dans les ténèbres du cachot était
apparue plus insupportable encore que la mort. Elle le dit à
ses juges:
J'aime mieux faire pénitence en une seule fois, à
savoir mourir plutôt que de soutenir peine plus longtemps
en prison.
La cause était entendue, Jeanne était relapse.
Il ne restait plus qu'à la livrer au bras séculier,
au bourreau, au bûcher. Ce qui advint ensuite, beaucoup
l'on vu qui l'on rapporté. Jeanne fut conduite sur cette
place, à travers les rues encombrées, debout dans
la charrette du bourreau. Jeanne, tondue comme les femmes perdues,
en chemise longue, portait, enfoncée sur la tête,
une mitre dérisoire où étaient inscrits:
"Hérétique, idolâtre, apostate, relapse."
L'évêque Cauchon lut la sentence:
Jeanne, incorrigible hérétique, tu es rechutée
en erreur comme le chien retourne à son vomissement. Comme
membre pourri, tu dois être rejetée de l'Eglise,
retranchée de son corps et abandonnée au pouvoir
séculier.
Le bailli de Rouen ne prononça pas une parole. Il fit
un signe au bourreau. Elle était sienne à présent.
Alors Jeanne fit acte de contrition, demanda pardon au public
des pauvres fautes qu'elle avait pu commettre. Elle demanda à
chacun de prier pour elle, de la recommander à Dieu. Les
larmes ruisselaient sur sa face, sur d'autres visages aussi.
L'émotion gagnait, il fallait en finir. Le bourreau l'entraîna.
Elle réclama une croix. Un soldat anglais, de deux brins
de bois lui en confectionna une, qu'elle plaça sur son
sein.
On avait surélevé le bûcher pour que chacun
puisse le voir, et pour interdire au bourreau de l'étrangler
à la faveur de la fumée. Il la hissa sur le bûcher,
lui lia les bras en arrière. Une croix, voir la croix
encore un instant. Frère Isambart, son confesseur, courut
à la chapelle proche, y prit une croix de procession qu'il
éleva devant elle. Le bourreau redescendit, mit le feu
aux fagots. La fumée monta, puis les flammes. L'on entendit
sa voix crier à plusieurs reprises "Jésus,
Jésus", l'on vit sa tête retomber.
Tout était consommé. Mais, par une ultime ignominie,
comme le relate un chroniqueur du temps, "quand sa robe
fut toute brûlée, on tira le feu en arrière
pour que le peuple ne doutât plus de sa mort. Il la vit
toute nue, avec tous les secrets d'une femme, et quand cette
vision eut assez duré, le bourreau remit le feu grand
sous la pauvre charogne". Ce qui demeura du pauvre corps
consumé, les valets du bourreau le mirent dans un sac.
Et le tout fut jeté dans la Seine.
La passion judiciaire de Jeanne était accomplie. Au-delà
du chagrin et de la pitié qui navrent le coeur, l'interrogation
se lève. Martyre Jeanne? A coup sûr. Mais de quelle
cause? Si Jeanne accepte de donner sa vie pour que la France
soit libérée de l'occupation anglaise, comme Dieu
le lui prescrit par la voix de ses saints, ce n'est point que
Dieu préfère la France à l'Angleterre. Dieu,
s'il existe, aime également tous les peuples. Quand on
demande à Jeanne si Dieu aime les Anglais, elle répond:
"Oui, mais chez eux, en Angleterre." Qu'une nation
en opprime une autre, et par la force des armes lui impose sa
domination, voilà qui s'appelle l'injustice. Et Dieu ne
saurait souffrir l'injustice ni nous l'accepter. Nous voici bien
loin des passions et des exaltations nationalistes. Le message
de Jeanne d'Arc a valeur universelle.
Regardons-la encore un instant, cette vierge de 20 ans, liée
au bûcher, devant ce public de voyeurs, tandis que monte
la flamme. Ce visage déformé par les pleurs, la
sueur et l'angoisse, cette voix brisée qui prononce le
nom de son Sauveur, dont la Passion est devenue la sienne, nous
les reconnaissons. Ce visage-là, tout au long des siècles,
c'est celui de tous les êtres humains qui ont été
torturés, condamnés, exécutés, parce
qu'ils ne voulaient pas renier leur conviction, la cause sacrée
qui était leur raison d'être.
Jeanne, à cet instant ultime, n'est pas différente
de la petite marrane juive brûlée à Tolède,
du protestant cévenol abattu par les dragons de Louis
XIV, des carmélites montant à l'échafaud,
du résistant torturé jusqu'à la mort par
les miliciens, du dissident liquidé par les commissaires
staliniens et, aujourd'hui encore, du moine tibétain dans
sa prison chinoise. La liste de ces martyrs est sans fin, comme
celle de l'histoire de l'humanité dont ils sont les héros.
C'est eux tous que nous saluons ici en commémorant le
sacrifice de Jeanne. Parce qu'elle savait, elle la petite paysanne,
face aux docteurs en théologie et aux mauvais juges, que
le reniement est pour toute âme fière qui soutient
une juste cause la mort morale. Et que celle-ci est plus cruelle
encore que la mort physique, qui attend chacun de nous au terme
de sa pauvre existence terrestre.
Robert Badinter
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